Monday, April 1, 2013

UN HOMME D'UNIVERS

Bernard Marcoux a gagné le Prix BOLS Bridge Press en 1996 pour cet article.

Il n'y a pas d'enfant-prodige au bridge. Pourquoi? Parce que ce jeu exige certaines qualités caractéristiques de l'adulte, à tout le moins une qualité: celle de penser globalement, de colliger toutes les informations pertinentes et de les traiter de façon exhaustive afin d'obtenir une réponse qui prévoit toutes les possibilités, absolument toutes les possibilités.

On raconte que le grand John Crawford s'est retrouvé un jour au volant d'un grand chelem avec une couleur d'atout ARD10xxx devant un singleton et aucune perdante dans les autres couleurs. Pendant qu'il faisait son plan de jeu, il remarqua que les kibitzers ne bougeaient pas: personne ne semblait vouloir partir. Crawford en déduisit que, si personne ne quittait, ce contrat contenait un piège; en effet, si les gens avaient pu compter 13 levées de tête, ils auraient manifesté leur perte d’intérêt d'une façon ou d'une autre. Crawford, notant leur attention soutenue, et constatant aussi qu'il n'avait aucune perdante dans les autres couleurs, conclut qu'il y avait sans doute un problème à l'atout. Il présuma donc le Valet quatrième à sa droite et joua atout vers son 10 pour la réussite du grand chelem, son flanc droit ayant effectivement Vxxx. Voilà ce qui s'appelle colliger et traiter toutes les informations.

Vous connaissez l'expression «homme du monde», qui signifie «personne sachant se comporter en société, courtoise et polie jusqu'au bout des ongles». Paul Valéry, poète et écrivain français, aimait justement distinguer les hommes du monde, superficiels et fats, des «hommes d'univers», sagaces, perspicaces, intelligents, visionnaires et humbles. Valéry disait aussi que les événements quotidiens (dont s'occupent les gens du monde) ne sont que l'écume à la surface de l'océan; les vrais événements se passent en profondeur et il faut un visionnaire, un poète, un homme d'univers, pour les déceler.

Vous ouvrez 1 en quatrième position et jouez éventuellement 4, sans intervention adverse. Ouest entame de l'As de trèfle.



Fred Gitelman, de Toronto, démontre ici toutes les qualités d'un «homme d'univers», d'un vrai joueur de bridge. Après l'As de trèfle, Ouest est revenu Dame de pique. Fred a esquiché; petit pique vers le Roi d'Est que Fred a pris de l'As. As de coeur et coeur vers la Dame; trèfle coupé pour voir si quelque chose d'intéressant se produit. Rien. Ou plutôt beaucoup, pour un homme d'univers.

Suivons la pensée d'un vrai joueur de bridge et, si la beauté saisissante de ce voyage ne vous grise pas jusqu'au fond de l'âme, vous passez à côté de la vie.

Ouest a passé d'entrée (premier facteur technique) et on lui connaît 10 points: AR de trèfle et DV de pique (deuxième facteur). Il n'a donc vraisemblablement pas la Dame de carreau, car il aurait ouvert (troisième facteur). Si la Dame de carreau se trouve en Est, la chute est assurée (quatrième facteur). Pourtant, pour faire 10 levées, il faut réussir trois levées à carreau, sans perdre à la Dame (cinquième facteur).

Fred conclut donc avec raison que, pour faire 10 levées, la Dame de carreau devait être deuxième. Tout bon technicien aurait fait le même raisonnement. Mais Fred, homme d'univers, poète profond, vit plus loin, beaucoup plus loin, et c'est ici que le bridge touche à la poésie.

Voyez-vous une impasse possible à carreau (sixième facteur)? Vous avez bien lu: voyez-vous une impasse possible à carreau alors que vous savez que la Dame est derrière ARV7? Comment peut-on faire une impasse que l'on sait perdante et penser gagner quand même? La majorité des bridgeurs, hommes du monde, n'auraient pas vu plus loin que leur nez, auraient pris l'impasse quand même et se seraient ensuite plaints de leur malchance; ils n'auraient jamais vu que ce contrat est sur table.

Fred cueillit le dernier atout et joua AR de carreau (septième facteur). La Dame tomba deuxième à droite, comme il le fallait, mais sur AR, Fred débloqua le 10 et le 8 (huitième facteur, niveau supérieur réservé aux hommes d'univers, aux poètes, aux vrais joueurs de bridge). Fred coupa trèfle pour revenir en main et joua le précieux 2 de carreau vers le très précieux 7 (neuvième facteur) pour +450.

Rejoindre 4 méritait déjà une note supérieure; plus un se traduisit par 99% des matchpoints. Pourquoi n'obtient-on pas 100% lorsqu'on joue à la perfection? Même Fred vous dira que 99% est bien suffisant, car, comme tous les hommes d'univers le savent, le 1% restant nous rappelle simplement que le bridge est toujours plus grand que les joueurs.

Connaissez-vous un plus beau jeu, un jeu qui démontre aussi clairement l'incommensurable puissance de l'esprit humain?

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